top of page

Droit de Cécité

Opération délissification de la cité : le point de vue des aveugles (cité lisse et cécité)

Diagnostic sensible du plancher des vaches, visant l'appréhension handicapée d'une délissification de la ville

DSCF0128.jpg

conception et jeu : Albane Danflous et Gabriel Soulard / Pick-up production 2023

 

Structure de réalisations et de réflexions sur la fabrique de la ville, Pick Up Production creuse dans l’agglomération nantaise les liens entre « faiseurs de ville » (urbanistes, architectes, collectivités,...) et les penseurs pouvant alimenter leurs démarches (chercheurs, société civile, artistes,...).

Nous proposons une intervention visant à poser un diagnostic de l'écologie d'un parcours urbain par des personnes handicapées, simplement basé sur les sons et le type de substrats, surfaces de sols, sorte de « jizz du terrain » (de l’anglais G.I.S.S. general impression of size and shape, terme de naturaliste qui est une identification en un clin d'oeil d'une espèce ou d'un habitat).
Nous posons l’hypothèse que les personnes ayant un handicap moteur ou visuel, dont la sensibilité aux pratiques du milieu urbain est théoriquement augmentée pourraient apporter une expertise sensible et pratique et ainsi contribuer fortement à la fabrique de la ville de demain. En effet les paramètres perçus avec une importance particulière par ces personnes -son, type de substrat, odeurs…- sous tendent ou résultent des dynamiques écologiques en cours (ou non) dans la ville. L’expérience proposée sera une première exploration de cette hypothèse, et sera l'occasion de tenter des transferts de compétences sur des diagnostics : en quoi les expérimentations sensibles (par les usagers et les artistes) sont proches ou non des diagnostics scientifiques/naturalistes? Quels nouveaux « points de vue » cela ouvre-t-il pour les personnes aux facultés entières?

Par ailleurs cette expérimentation peut contribuer à mettre en perspective deux objectifs de la métropole nantaise, potentiellement antagonistes : la renaturation de la ville d'une part et son accessibilité d'autre part.

La proposition à partager (critiquer, discuter…) est que la ville lisse est moins riche qu'une ville avec des aspérités. En plus d'être plus riche pour les humains, ces aspérités sont le signe de la présence d'autres vivants :  sols vivants, racines, espaces moins imperméabilisés... Comme les pages d'un livre en braille qui resterait vierge et vide de mots, la ville lisse porte moins de signification, de pistes et d'indices de présences que la ville rugueuse.

Hundertwasser, auteur cher à notre compagnie,  proposait déjà en 1968 :
« (…) Et maintenant nous avons le lisse. Tout dérape sur le lisse. Même le bon Dieu se casse le nez. »
Et prolongeait ainsi :
« Le sol plan est une invention des architectes. Il se justifie pour les machines, il ne se justifie pas pour l'homme. Les hommes n'ont pas seulement des yeux pour se réjouir de ce qui est beau, des oreilles pour entendre ce qui est beau, un nez pour sentir ce qui est beau. L'homme a aussi une sensibilité tactile des mains et des pieds. Lorsque l'homme moderne est contraint de marcher sur des surfaces toutes droites, asphaltées, bétonnées, planes, telles qu’elles ont été conçues sans réflexion à la règle dans les bureaux des architectes, étrangers à sa relation et à son contact avec la terre, naturels immémoriaux, alors une part cruciale de son être s'atrophie, avec des conséquences catastrophiques pour le psychisme, l’équilibre mental, le bien-être et la santé de l’homme. L'homme désapprend à vivre et tombe psychiquement malade. Un sol vivant, irrégulier signifie que l'homme a retrouvé la dignité que l'urbanisme niveleur lui a retirée. Le promenoir au sol inégal devient une symphonie, une mélodie pour les pieds. Il met l’ homme en mouvement..."
 

Résultats:

Avec les indications de deux spécialistes de la « malvoyance » à savoir des personnes malvoyantes, nous avons proposé une expérience sous forme d’un parcours en 5 stations pour une dizaine de participants: Martin et Martin, Fred, Neijma, Bernard, Sylvie. Les 5 stations comportaient un gradient variable de « naturalité »,, avec en ordonnée l’évaluation de la biodiversité et en abscisse les stations, allant du boulevard de Chanzy niveau zéro de la biodiversité, jusqu’aux bords de l’Erdre.

La station 1:
Nous sommes sur un boulevard typiquement nantais, deux trottoirs, une chaussée et 2 rangées de tilleuls. Le sol a été débitumé au pied des arbres sur des surfaces variées et en discontinu, sans apport d’humus si ce n’est les feuilles des tilleuls eux-même mais qui sont ramassés. On trouve donc plutôt du remblai tassé et irrégulier de cailloux. La canopée des tilleuls est taillée en format carré. On peut entendre des mésanges charbonnières. A noter sur les tilleuls noirs de pollution automobile s’accrochent des fougères polypodes et des mousses protégées par leur ombre.

Station 2 Arrêt cour d’immeuble:
Cette station est fermée par deux immeubles collectifs de quatre étages, et plantée de grands arbres d’une trentaine à quarantaine d’années: Des cyprès assurent un couvert et de l’ombre toute l’année, tandis que des chênes des marais ont aussi été plantés. La parcelle est bordée d’un alignement de peupliers d’Italie, créant une ambiance de clairière en bordure d’un boulevard passant. Il y a de la pelouse maigre diversifiée avec bugle terrestre et plantains et une surface de sable compacté qui est colonisé par de la végétation herbacée.
La présence de résineux profite aux mésanges huppées, aux roitelets, on entend un rouge-gorge.
Station 3 Petite rue:
Nous sommes dans une rue bordée de vieux murs, qui cachent des jardins de maisons anciennes. De grands arbres, des marronniers, dépassent des jardins. Les murs abritent des fougères polypodes, des lézards, potentiellement des chauves-souris. Dans les jardins, de la glycine, des espèces locales ou non offrent des sites de nidification aux oiseaux.

Station 4 Rue descendant vers l’Erdre:
La rue est peu passante, elle est entièrement goudronnée, avec peu d’arbres et peu d’espaces de pleine terre. Seuls quelques oiseaux peuvent circuler entre les jardins. L’eau de pluie ruisselle de façon importante jusqu’à l’Erdre pouvant entraîner des problèmes potentiels de pollution.

Station 5 Bord de l’Erdre:
La végétation de rive avec des saules et peupliers est favorables à diverses espèces, les pelouses sont parfois non fauchées, laissant des secteurs d’orties et de ronces, d’herbes plus hautes favorables à la biodiversité.
Ici la continuité écologique tout le long de l’Erdre est importante, les espèces peuvent circuler du nord au sud. On va observer des espèces de zones humides: bouscarle de cetti, cormoran, Héron cendré, et d’autres plus communes des fourrés telles l’accenteur mouchet, le rouge gorge. La zone reste très fréquentée par les piétons mais ne semble pas éclairée, rendant l’espace favorable aux espèces la nuit.

Nous avons également réalisé dans notre laboratoire une maquette en 3 dimension entièrement avec des matériaux biosourcés issus du recyclage, pour permettre aux participant.es de faire la carte mentale du parcours.
Les participants étaient des aveugles ou des malvoyants, parfois depuis l’enfance ou des fois depuis très peu de temps.

On a aussi demandé aux participants de donner 2 notes par lieu: sur le sentiment d’accessibilité, et l’autre sur le sentiment de naturalité, grâce à un dispositif innovant de notation tactile sous forme de glands de chênes biosourcés disposés dans des petits sacs en papier. Ce qui permettait ensuite de toucher les glands du résultat, voire de faire une pesée de glands.

Les participants avaient des avis assez tranchés sur les lieux, sur leur ressenti général.

Les discordances entre naturalité et sécurité qui se sont fait sentir:
Globalement l’attention des personnes est très portée sur leur sécurité, car c’est leur intégrité physique qui est en jeu, donc avant de l’être sur la biodiversité. « La sécurité c’est la liberté ».
Il y a une vigilance quant à la dangerosité pour tout ce qui fait obstacle: les branches basses, les racines, les sols irréguliers, les changements d’états des lieux, la gadoue, les pentes, les crottes de chiens, les feuilles qui masquent les informations du sol. Mais plus que tout ce qui est dangereux en ville c’est: les voitures, les espaces trop bruyants, les espaces vastes avec peu de repères.

Mais des aménagements tout minéralisés et lisses peuvent aussi être dangereux: « Je me suis cassé la gueule sur un aménagement récent »: place du Commerce, la nouvelle place avec des petites marches sur des grandes surfaces lisses. »

Il y a aussi des lieux qui sont favorables à l’accessibilité et à la biodiversité :
Des éléments potentiels favorables à la vie sont aussi positifs pour les déficients visuels: Les sols contrastés pour le plaisir et pour se repérer, le sentiment positif qui se dégage de la présence d’arbres, de fleurs, avec les sons et les odeurs.

Sont aussi favorable des zones de végétation spontanés linéaires d’un seul tenant avec des limites claires que l’on peut suivre. Des bosquets ou structures linéaires dans les grandes places ouvertes peuvent aider à structurer l’espace et être favorables aux non humains et humains aveugles.
Si on veut tout gérer (gestionnite), on pourrait imaginer des signalétiques au sol type bandes podotactyles pour annoncer en amont la présence de racines dans quelques cas bien périlleux, et au sol aussi des indications invitant les aveugles à toucher les mousses des vieux murs, pour le plaisir.

Enfin, nous avons observés que voyants et déficients visuels pouvaient avoir des perceptions pas si éloignés:

Nous avons observé dans la station du square, une voyante, une mal voyante et une non voyante avoir ressenti un malaise dans le square, contrairement aux hommes qui y associaient des sensations de liberté. Donc vous voyez que les voyants peuvent être au rouge pour les malvoyants comme pour les voyants.

Au final la proximité des autres vivants est difficile à percevoir pour les participants, mais on peut les inviter à y prêter attention et leur donner quelques clés pour deviner les présences vivantes peut changer cette perception. En fait est ce que c’est beaucoup plus éloigné que la situation des voyants? qui ne portent en général pas beaucoup attention à la biodiversité? Qui plus est notre biodiversité, en Europe on la trouve majoritairement dans la terre, dans les fouillis de végétation et dans la nuit noire. La plupart des cas elle est invisible, elle est loin des yeux, loin du coeur.
 

 

bottom of page