Grande remontée de Loire 2023
Saint Jean-de-Boiseau > Angers
Photos JFF
Le Pôle Arts et urbanisme nous a invité à participer à la grande remontée de Loire en tant qu’audi- teur et afin de contribuer au manifeste de Loire via une prise de parole publique. Gabriel Soulard est parti de l’estuaire pour remonter jusqu’à Angers avec les bateliers/batelières, scientifiques et artistes. Récit.
Bateliers et batelières : les diplomates de Loire
Bateliers et batelières sont pour moi les diplomates de Loire. Ils et elles connaissent le fleuve, portent les gens et sont eux mêmes portés par les eaux, en négociation perpétuelle avec le milieu. En ce sens ils et elles sont à l’intersection des affects et des vécus des uns et des autres. Les diplomates de Loire sont un peu naturalistes, un peu animateur, artistes, joyeux, et militants. Tribord, bâbord, rouge, vert, de gauche ou de droite, la politique est à bord. Ils explorent, on peut colporter leurs aventures, multipliant leurs voix. Ils nomment les choses, ils personnifient les non-humains jusqu’à leur bateau. Ils savent la fragilité, la frugalité du marin, ils savent lâcher prise, s’abandonner à une navigation somnambule, celle qui dissout un peu de rationalité dans l’eau de l’inconscient. Pour s’en remettre à d’autres forces sans lâcher pour autant la barre. On écoute la capitaine, l’équipage est aux ordres, une hiérarchie synonyme de stabilité comme dans les écosystèmes. Maître à bord, on se soumet toutefois aux forces du fleuve, on diminue sa condition en reposant sur le sable sous une tente de fortune, on se soumet avec plaisir pour se sentir bien vivant. La construction des bateaux elle-même ne procède pas d’un plan, les types de planches et de bois conditionnent le travail du charpentier.
La nonchalante : une démarche, une manière d’être, que l’on chante comme un bateau qui nous conduit. Nous sommes la nature qui se détend.
Ils pourraient nous dire : nous devons un peu plus laisser aller, composer avec, se soumettre un peu plus, être traversé des courants. Nous devons aussi un peu plus survivre.
Quand on passe sur la Loire, on voit la ville « du point de vue du fleuve », l’emprise de l’aménagement paraît également plus légère. De ce point de vue on est plus petit aussi. C’est une soumission douce : se soumettre, se voir plus petit c’est-à-dire avec des limites, de celles qui cadrent comme un tuteur qui fait grandir.
Toutes ces postures sont des trésors de diplomatie. Toutes ces postures sont des leçons de manières d’être.
On me l’a dit : La Loire permet de s’ancrer, même quand on arrive d’un lointain pays étranger. Elle provoque un sentiment d’appartenance évident. Peut être est-ce l’amplitude du milieu, sa puissance, mais aussi sa cohérence imbriquant plusieurs éléments naturels et humains, qui facilitent le dépôt de nos identités en son sein, comme le sable atterrit au détour d’un méandre. La Loire nous invite à nous situer dans ses interactions, à nous soumettre en partie à des éléments plus forts que nous… et à éprouver en retour, un profond sentiment de liberté.
Il y a des Loire : l’héraldique de Loire
J’ai demandé aux participant.e.s lors de cette remontée ce que serait un drapeau qui symboliserait la Loire, comme « une nation» avec un Parlement de Loire. Tous nos bateaux ont un drapeau différent, le peuple de Loire semble hétérogène, autant que le fleuve a une multitude de visages, sans même parler de son bassin versant si vaste. Le fleuve est jaune, impétueux à son estuaire, vert et bleu, parfois limpide plus en amont, maîtrisé, sauvage, alimenté par une multitude de ruisseaux.
S’identifier à un symbole renseigne des projections de chacun sur le sentiment d’appartenance. Des entités naturelles apparaissent, des bateaux, des méandres…
Chevelus, épis, commencent à dessiner un visage, à soulever ses mèches, à voir son regard. Le regard de Loire. Je drague la Loire. Irrésistiblement une femme me vient en tête, pouvons nous dépasser nos propres projections ?
Rêves
J’ai demandé lors de cette grande remontée, si les participants rêvaient. En partant de l’idée que les animistes ont pour principale différence avec nous deux éléments : le fait de rentrer en contact avec les entités non humaines par la chasse et le rêve. Le rêve est central dans leur manière d’être, c’est un monde où des réponses très concrètes sont apportées, un dialogue avec les autres espèces est entretenu. Leurs apparaissent des animaux entiers, ou selon les cultures, leurs motifs. J’ai l’intuition que nous faisons fausse route à vouloir courir derrière le sens, les nouveaux récits, qui sont forcément et implicitement linéaires avec un début et une fin, une certaine idée de progrès et de résolution. Ne faudrait-il pas plutôt lever la plume, s’arrêter un moment et regarder un peu l’eau s’écouler ?
Voir sans les yeux, dans les rêves, de façon semi consciente, semi inconsciente, comme une navigation. Peut être faudra-il consommer du LSD ou trouver toute approche qui nous permettrait de revenir à un état de contact transautomatique avec les entités naturelles, plutôt que de construire un nouveau château juridique au milieu des ruines de ce qui existe? Retrouver la trace des quelques chamanes locaux détruits par des siècles d’inquisitions et de dogme rationaliste ?
Les réponses de cette petite enquête n’ont pas montré de franche présence des rêves. On ne comprenait parfois même pas ma question tant le pays des rêves est éloigné de nos interactions sociales et de nos agissements, du moins en dehors du cadre de l’intime. Eh puis me dit-t-on, l’on rêve déjà éveillé sur le bateau, semi-automatique, pendant les longues heures de navigation. Alors on ne se rappelle pas plus des rêves, il n’y a pas de présence d’animaux ou de Loire.
Quoique… quelques témoignages finissent par émerger :
« J’ai rêvé hier que nous naviguions mais que tout était inversé, le sens d’écoulement de la Loire, les bateaux, la voile, les manœuvres, mais pas les voies. Et une fois passé le pont Wilson tout s’est remis à l’endroit.»
« Les rêves viennent d’ailleurs, de quelque chose de plus grand. »
« les rêves c’est comme un rot, tu le maîtrise pas. Notre inconscient est inconscient. »
« On est trop crevé pour rêver, ou alors trop bourrés ».
« Au bout de deux jours, je rêve d’un Ibis sacré d’Egypte, blanc et noir sur la rive ».
« J’ai fait un rêve pas longtemps après être arrivé sur ce territoire, je vole au dessus de la mer, et je vois une masse sombre dans l’eau, c’est un monstre sans doute. Il fonce sur un radeau sur lequel toute ma famille est présent. C’est un radeau qui ressemble à un bateau de Loire, mais il y a sur les bords une sorte de marche en bois au niveau de l’eau. Je plonge à mon tour et nous faisons la course avec le monstre, il me poursuit. Je nage, et quand j’arrive à me hisser sur la marche en bois du bateau, je vois arriver l’animal, qui est en fait un dauphin qui me demande de l’aide. Ma mère m’embrasse. Je lui demande quoi faire, elle me dit d’aider le dauphin et de le nourrir. J’en ai conclu que je pouvais m’ancrer ici, la Loire favorise l’ancrage ».
Parlement de Loire
A travers l’idée d’une personnification juridique, puis d’une valorisation du labeur réalisé par Loire, comme un travailleur naturel, au final Camille de Toledo avance la proposition de monétariser les services écosystémiques. Mais la Loire a-t-elle la gueule de Lamproie ? L’idée serait que les revenus dégagés par la Loire lui permettent de se défendre elle-même, sans dépendre de l’Etat dont l’impartialité est rendue impossible par sa dépendance financières aux impôts et donc aux entreprises privées. En somme faire rentrer l’écosystème dans la danse de nos règles, plutôt que de briser les règles qui l’empêchent de danser.
Il y a des Loire, ce ne sont pas les mêmes milieux, les mêmes pratiques, le même amour. C’est trop vaste, des échelles de temps trop grandes pour nos contingences quotidiennes. Pourtant l’essentiel pour rester en bons termes avec la Loire, serait de penser les interactions et les boucles de rétroactions de l’éco-socio-système (Goffin L.,1998) dans toute sa complexité et sur le temps long, avant d’agir.
Peut être une intelligence artificielle saurait modéliser et synthétiser l’analyse systémique du fleuve pour nous rendre son avis au nom de Loire, sur les décisions d’aujourd’hui. Mais cette représentation numérique pourrait-t-elle tout à coup se défendre elle même, un jour proclamer son existence de sujet et plus d’outil-objet ? Qu’arrivera t il lorsque, nous aurons ouvert le droit aux entités naturelles d’être des personnes morales, qu’arrivera-t-il pour les entités technologiques pensantes ? Suivrons nous le même chemin avec les machines ?